Formation et innovation 4 septembre 2023

Sensei Watch. La montre en braille de Lucile Beney

Écrit par Teresa Maranzano

Au printemps 2023, Lucile Beney, étudiante en design Produit, Bijou et accessoires de la HEAD – Genève, a été lauréate du Prix Time to Watches grâce à son projet « Sensei », une montre qui permet la lecture des heures en braille. Le jury du Prix, qui l’a désignée à l’unanimité, a été particulièrement séduit par ce que sa créatrice qualifie de design social : « Avec ce projet, Lucile Beney a accompli de façon exemplaire l’amalgame entre la forme et la fonction ». Nous l’avons interviewée pour en savoir plus.

D’où vient le nom de votre montre ?
En japonais, le mot « Sensei » veut dire enseignant, maître, guide. Ma montre veut être un guide pour aider les personnes aveugles et malvoyantes à lire l’heure. C’est le même principe que les points et les lignes en braille utilisés dans la signalétique des rues et des bâtiments pour guider les personnes dans leurs déplacements.

D’où est née l’envie de consacrer votre travail de bachelor au projet d’une montre pour personnes atteintes de cécité ?
En février 2021, j’ai participé au workshop « Mode inclusive entre design et mouvement » organisé à la HEAD – Genève par votre association ASA-Handicap mental, avec Caroline de Cornière et Maud Leibundgut. Cette expérience a donné un sens à mes études et m’a poussée à faire du design social. J’ai toujours aimé l’art, le design et l’architecture, mais malgré ma passion pour ces domaines il manquait un sens à ce que je faisais. La rencontre avec Maud et avec les autres personnes en situation de handicap lors du colloque sur la mode inclusive organisé par ASA-Handicap mental en mai 2021 m’a interrogée, cela m’a montré que je pouvais faire quelque chose de réellement utile. J’ai donc intégré cette idée dans la suite de ma formation.
Au moment du bachelor, j’ai fait un workshop chez Rolex. Il fallait concevoir une montre dédiée au sport et réinventer la Oyster. J’ai pensé que le handisport n’était pas pris en compte et j’ai voulu cibler les personnes malvoyantes en particulier, parce que dans la société elles ne sont pas assez représentées. Dans le monde de la montre, elles représentent une niche qui n’est pas du tout exploitée, alors que de nombreuses personnes pourraient être concernées. À la fin du workshop le jury a aimé ma proposition et j’ai donc poursuivi cette recherche dans le cadre de mon travail de bachelor.

Avant de vous lancer dans ce projet, avez-vous effectué une analyse du marché des montres pour personnes malvoyantes ?
Oui, pour développer ce travail dans le cadre du bachelor, je me suis adressée à la Bibliothèque Braille Romande et livre parlé de l’Association pour le Bien des Aveugles et malvoyants. J’ai travaillé avec deux personnes atteintes de cécité, Madame Thi Han et Monsieur Paul Bertram, qui m’ont guidée dans le développement de mon projet. Je les ai questionnées sur leurs habitudes d’achats, pour savoir si par exemple il était pratique pour eux d’acheter une montre en ligne.
Ils m’ont montré différents modèles, comme une montre à clapet avec les aiguilles tactiles et différents points pour indiquer les heures. Ce modèle pose des problèmes au niveau de l’étanchéité, et aussi de la praticité, parce que si on a de gros doigts on finit par bouger les aiguilles et dérégler la montre. Dans un autre modèle, le cadran vibre sous le doigt pour marquer l’heure, mais ce système est compliqué à utiliser parce qu’il faut calculer mentalement l’heure et les minutes. Il existe d’autres modèles, comme la Dot, qui est connectée au téléphone, les points sortent du cadran en fonction de l’heure, ou la Bradley, qui a une bille de roulement pour l’heure et une pour les minutes.
Je ne voulais pas faire une montre connectée, le but de mon Master est d’aller vers une montre mécanique. J’ai beaucoup réfléchi, j’ai rempli un carnet de croquis, et pour finir j’ai créé un disque où sont marquées les heures, un autre où sont marquées les dizaines de minutes, et un autre en dessous où il y a le cinq et le zéro. En faisant recours au braille, j’ai repris le concept d’écran tactile mais de manière originale par rapport à ce qui existait déjà.
Une des contraintes a été la dimension, car pour être lisible le braille ne peut pas être trop petit. J’ai fait tester des prototypes aux personnes qui m’ont accompagnée jusqu’à trouver la meilleure dimension même pour une personne avec de gros doigts.

Que vous a apporté la rencontre avec des personnes atteintes de cécité ?
Contrairement aux projets de mes camarades qui étaient orientés vers une recherche esthétique, mon défi pour ce travail a surtout été technique. Cela m’a aidé de pouvoir compter sur les conseils des professionnels pendant mon stage, et je vais travailler encore pendant mon Master pour développer mes compétences dans ce domaine et apporter des améliorations à la montre. Celle-ci n’est pas seulement un projet. J’ai dû réaliser plusieurs prototypes physiques pour les faire tester aux personnes aveugles qui ont collaboré avec moi. Je ne pouvais pas seulement expliquer mon idée à travers le dessin comme un designer le fait d’habitude, il était nécessaire de réaliser des objets en relief. Mon prototype n’est pas tout à fait finalisé. Je dois encore régler les contraintes d’étanchéité par exemple et, peut-être que quand je vais reprendre la montre dans deux ans à la fin de mon Master, le design sera totalement différent. J’ai fait un parcours de recherche pour mon bachelor, j’en ferai un autre dans le cadre du Master : à la fin, mon projet sera plus abouti ou peut-être complètement différent.

© Lucile Beney

Est-ce que les chiffres en braille peuvent être lus de la même manière quelle que soit la langue d’origine ?
Oui, c’est un code international. Le braille est un langage universel puisqu’il est utilisé par les autres langues latines pour les lettres de base, mais il reste tout de même des éléments qui peuvent se distinguer selon les langues comme les lettres accentuées, les symboles et les signes de ponctuation.

Votre projet a été lauréat du Prix Time to Watches 2023. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
On était quatre étudiant.es en Masters et deux en bachelor à représenter la Chaire en Design horloger de la HEAD – Genève,  c’est dans le cercle de ces six étudiant.es que le jury a choisi mon projet. Cela a été gratifiant d’être considérée au même niveau des étudiant.es qui avaient plus d’expérience et me donne la confiance nécessaire pour avancer dans ce projet. En plus d’avoir gagné CHF 4’000, j’ai été invitée à participer à la prochaine Time to Watches avec une exposition à Palexpo le 11 et 12 novembre, ce qui représente une belle vitrine. C’est encourageant car ça montre qu’on n’est pas toute seule, mais que des personnes peuvent s’intéresser à notre travail et devenir des mécènes. C’est rassurant pour la suite.

Allez-vous proposer votre projet à des marques pour le mettre en production ?
Ce serait très intéressant d’avoir un feedback sur ma montre de la part des maisons horlogères. Mon objectif est de viser un maximum de personnes sans me limiter à une classe sociale particulière, parce que le handicap ne se limite pas à une classe sociale donnée. Je voudrais pouvoir profiter de la visibilité d’une marque et de son réseau de distribution, mais je ne voudrais pas être fixée dans une gamme de prix. Dans ce cas, il serait plus intéressant de développer seule le projet.

Est-ce qu’à votre avis la HEAD – Genève fait assez en matière de design inclusif dans ses formations ?
Il y a plusieurs initiatives intéressantes dans le cadre des formations, mais on peut toujours faire mieux au niveau de l’inclusivité, car ce thème n’est pas encore assez visible. Pourtant c’est une question essentielle de notre société. Il faudrait que la question de l’inclusion soit intégrée au cursus, parce qu’aujourd’hui encore certains étudiant.es s’intéressent uniquement aux aspects esthétiques alors que nous devons quand même répondre aux besoins de notre société.

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